Soheib Bencheikh, imam, théologien (Le Soir d’Algérie)

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SOHEIB BENCHEIKH, IMAM, THEOLOGIEN
"Aucune religion, philosophie ou idéologie ne peut justifier la barbarie"

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Le Soir d’Algérie : Pouvons-nous avoir vos impressions sur ce colloque ?
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Soheib Bencheikh
 : Je crois que l’Algérie est la société la mieux placée pour livrer au monde entier son expérience. Celle qu’elle a menée toute seule à l’abri du regard international, à l’insu ou devant l’indifférence des nations environnantes. Le moment est propice après le 11 septembre où, curieusement, la conscience humaine universelle a enfin compris qu’il y a un mal commun qui menace l’humanité entière.
Cette conscience se dresse pour l’éradiquer là où il se trouve.

Avant, ils disaient que c’est peut-être l’Islam ou les musulmans qui étaient coupables au lieu de voir dans le peuple algérien un peuple musulman qui est victime du terrorisme. Au lieu de voir qu’une société musulmane était en combat parfois inégal contre cette barbarie atroce. Aujourd’hui, même si l’Algérie n’a pas la logistique nécessaire ni les moyens humains nécessaires, elle est forte d’une expérience longue d’une décennie, et même davantage. Et elle est la mieux placée de par son appartenance à l’Islam et de par sa lutte contre cette cruauté moyenâgeuse et cette déformation totale qui va jusqu’à l’opposé de la religion musulmane. Son rôle dans l’avenir est prépondérant
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Tous les terroristes utilisent comme justificatifs à leurs actes barbare l’Islam et le Coran. Est-ce que l’on peut se servir de la religion pour commettre des actes aussi immoraux ?
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Aucune religion
, aucune philosophie et aucune idéologie - et Dieu sait que je n’aime pas les idéologies - qui a un minimum d’humanisme ne peut justifier ou être à la base d’une telle barbarie inhumaine. Il s’agit d’un fanatisme aveugle qui se veut canonique, légal. Voilà pourquoi je déplore le silence de certains religieux ou savants musulmans censés éclairer et mettre le doigt sur ces justificatifs, sur ces alibis pour au moins éclairer le croyant et l’orienter, ne pas le laisser dans un désarroi, dans une perplexité qui est totale. Il s’agissait d’un silence complice ou de déclarations qui ne dépassent guère les généralités : "L’Islam est paix, miséricorde, tolérance".
Mais les autres sont en train de prôner l’application à la lettre d’un droit surranné et d’une théologie obsolète. Et les modérés - je ne sais pas s’ils sont modérés ou si c’est par pragmatisme inhérent aux fonctionnaires - se contentaient de ce genre de déclaration. Je crois que le religieux ou le savant religieux a, avant tout, la responsabilité d’éclairer, une responsabilité pédagogique. S’il s’abstient, notamment dans les moments difficiles où l’Islam est mis en cause par toutes les nations, au moment où l’Islam est accusé par beaucoup d’intellectuels occidentaux ou orientaux, tout silence de sa part s’apparente à une trahison de sa mission. Les non-musulmans accusent l’Islam, ils ne sont pas censés être des théologiens. Ils ne sont pas non plus censés être des politologues pour faire la part des choses. C’est à nous, musulmans, de surcroît versés dans la science religieuse, de distinguer nettement dans les esprits des musulmans et des non musulmans entre une religion basée sur la spiritualité, l’humanisme et la civilisation et une utilisation purement prosaïque pour conquérir un pouvoir temporel matériel et où l’idéologie va jusqu’à son paroxysme en voulant passer même à travers le meurtre des innocents et le massacre collectif des populations.
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Vous avez un jour déclaré que le djihad ou la guerre sainte, tel que l’entendent les terroristes, n’existe pas. Vous avez précisé que le djihad est le combat que mène tous les jours le musulman dans l’application personnelle de sa foi...
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Rien ne justifie aujourd’hui le petit djihad, à savoir une guerre défensive, une guerre pour la liberté d’expression. Le musulman peut exprimer sa doctrine, sa vérité, la prôner partout. Et je suis bien placée en Occident dans les capitales européennes pour le dire. Rien ni personne, aucune force ne m’empêche de dire ce que je pense, même si cela dérange certains. Mais il y a un débat serein et fertile comme seul moyen de réplique.
Le grand djihad est un combat livré contre ses faiblesses, ses petitesses pour se procurer un détachement, une liberté intérieure. Mais le petit djihad est une guerre pour pouvoir s’exprimer et vivre dignement sa religion. Qui empêche le musulman de vivre dignement sa religion ? Personne sauf si on veut l’imposer. Parce que la vérité de l’Islam, nous croyants, nous pensons qu’elle est absolue mais elle n’est véridique qu’à nos yeux de croyants, elle n’est pas partagée. Il n’y a que le libre échange d’idées et le débat fertile comme seul moyen d’échanger ; sinon on tombe dans une contrainte que l’Islam même déplore. Parce que l’on ne peut pas croire en Dieu tout simplement parce qu’un ordre l’impose. L’Islam ne peut exister dans une région que s’il y a des consciences librement engagées et seul l’individu demeure responsable de son degré d’engagement. Nous n’avons ni clergé, ni prêtre, ni tuteur sur les consciences.
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Mais c’est peut-être là le fond du problème. L’un des torts des savants religieux musulmans ne serait-il pas d’avoir laissé apparaître des muftis et des imams sans le parcours d’un théologien et qui lancent des fetwas à tout va ?

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Ce sont des fonctions sociales, ce ne sont pas des prêtres. Et la fetwa est un avis autorisé. Le Coran demande au musulman de mener sa quête seul et s’il n’y arrive pas il demande aux gens du Livre, à ceux qui connaissent, de l’éclairer, mais sa responsabilité demeure entière. L’avis d’un homme autorisé n’efface nullement la responsabilité individuelle. Quelle que soit la personne, homme éclairé ou pas. Car même pour un homme éminemment éclairé, la responsabilité reste entière et individuelle et la fetwa n’efface en aucune manière la responsabilité individuelle. Nul âme ne portera le fardeau d’une autre. Nous allons rencontrer Dieu individu par individu. Ce sont des avis qui n’ont aucune sacralité. Je suis désolé, c’est la base même du travail théologique. Ce sont des avis qu’on révise, qu’on rejette, qu’on accepte, qu’on propose. Ce n’est pas une encyclique d’un pape ou une bulle du Vatican.
Samar Smati
( Le Soir d’Algérie du 27/10/2002 )
 

Publié dans Interviews

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